Sitôt l’Almanac setori de 2021 en main, le souvenir me revient et je fouille du regard les rayonnages de livres. Dans mon souvenir il est rouge, il devrait apparaître.
Au rayon Occitanie, entre Rouquette et Manciet ? Non.
Au rayon Territoires, entre La Barousse de mains de maîtres et L’histoire du Comminges sous l’occupation ? Non.
Au rayon Ecrits de jeunesse, entre les revues Noir&Blanc et Cent48 ? Òsca !
Oui, la couverture est bien rouge, mais la tranche est blanche…
L’Armanac deus païs gascon de 1986. C’est mon premier texte imprimé dans un livre, avec la signature qu’on relit plein de fois à cet âge-là, « Elèna Morsly », sous l’article « La lenga e la cultura occitana dins los larèrs-ruraus de Comenge » / « La langue et la culture occitane dans les foyers ruraux du Comminges ».
J’ai 17 ans, je suis des cours d’occitan au lycée de Saint-Gaudens et mon prof me demande d’écrire ce petit article parce que mon grand-père est administrateur de la Fédération des Foyers Ruraux. Ce professeur m’incite à l’interroger sur cette question et d’écrire en français vu que, en trois ans, on n’a pas vraiment appris à écrire ou parler la langue… Faut dire que les copines, les copains ils la savaient déjà toutes et tous, la langue.
Je m’en vais donc voir mon grand-père qui me dit tout de go et très tranquillement : « On peut l’écrire directement en occitan. »
« Parce que tu sais écrire l’occitan ? » Je suis éberluée.
On a passé un très beau moment à rédiger ce texte ensemble, sur la table de la salle à manger, nos deux têtes penchées très près, dans le cahier brouillon dont je veux me souvenir que la couverture était bleue.
Et je vais passer les trente et quelques années qui suivent à raconter cette histoire pour causer de ce « a » vraiment privatif du terme d’acculturation, puisque ce « a » m’a coupée d’une langue qui était là, à portée de voix, sous la main, sur la page du cahier. C’est rageant.
Je ne savais pas qu’il parlait occitan, encore moins qu’il l’écrivait. Ce qui pour lui était d’évidence fut pour moi une découverte. Il était instituteur agricole, fils de paysan d’Arnaud-Guilhem. La langue était là, sous la cendre, immédiatement accessible. Bien sûr. Alors que pour moi, il fallait aller creuser la terre un peu profond et décider d’avoir le temps pour le faire.
Quand je raconte cette histoire, j’en rajoute toujours une autre, la démonstration même, à mes yeux, de comment commence l’acculturation, quand on ne sait plus nommer les choses.
Je n’ai pas appris la langue au lycée, mais j’ai rapporté des textes, des mots, des poèmes de la bibliothèque dont L’écrivain public qui m’a depuis toujours accompagnée, à tous mes âges. Et je les ai lus à ma mère. Je n’avais pas toujours le sens des paroles, mais j’avais la musique dans l’oreille grâce à la chanson occitane. Mais aussi, sûrement, grâce à ce bain maternel dont nous ne savions pas jusqu’alors de quelle eau il était fait. Ma mère était la fille du grand-père précité. Le détail est d’importance pour expliquer comment les choses se perdent. Et j’ai encore sa voix dans mon oreille : « Boudu ! C’est de l’occitan ? Je croyais que c’étaient des mots que j’avais inventé ! ».
Bleu, aussi, le linceul de ma mère, Marie-Hélène, partie il y a vingt ans cette année. Voilà Marie-Hélène, tout cela, ces textes, ces films et ce lien avec les gens d’ici, de là, depuis vingt ans, c’est un peu de toi. Et un peu, quelquefois, dans ta langue, celle que tu as inventée.
12 février 2022