Les petit.e.s, leur force est leur faiblesse

Ce que je crains des temps qui viennent, c’est la chute des petit.e.s, commerçant.e.s, artisan.e.s, réalisat.eur.rice.s, agricult.eur.rice.s, comédien.ne.s, bistrotier.e.s, photographes, précaires, saisonnier.e.s…
Une usine qui ferme, ce sont des milliers d’emplois. Des petites échoppes, c’est un à un, une à une, que les gens tombent, comme en silence.

Nous, les petit.e.s, avions un grand orgueil avant cette pandémie. Et une grande force. Celle d’avoir creusé nos niches, avec les dents quelquefois certes, mais en ayant l’assurance d’être dans nos bons chemins, vicinaux bien souvent mais si beaux, en ayant fait des choix, ceux de vivre et produire au pays, sans jamais rêver à des destinées plus grandes. D’être content.e.s de nos sorts parce que nous les avions voulus, désirés même.
Cela est toujours difficile à expliquer dans un univers où virilisme et capitalisme liés veulent toujours jouer à qui aurait le plus gros, le plus grand, le plus beau… dessein. Et pourtant il ne s’agissait pas de se contenter de ce que l’on a, mais d’être bien content.e.s de se l’être créé, pas à pas, pied à pied et main dans la main.

Jamais nous ne nous sommes comparé.e.s à de plus hauts placés, là était notre force. Quelquefois même nous nous sommes permis de les regarder d’un peu haut. Du bas du piédestal mais du haut de ce grand orgueil, donc, qui nous a sauvé.e.s bien souvent. Notre revendication était simple : laissez-nous vivre. Nous ne vous prenons rien, laissez nous-en peu. On s’en débrouillera dans les chemins vicinaux, on a appris que les bouts de ficelle étaient des liens, humains, bien plus solides que les médailles du salon de l’agriculture.

J’ai travaillé, et travaille encore, sur les « petits métiers » de l’étang de Thau, métiers d’élevage de coquillages et de petites pêches. J’aime, on s’en doute, ce terme de « petite pêche ». La petite pêche, c’est la pêche aux filets sur de frêles embarcations, aux loups, daurades, anguilles, c’est la pêche aux coquillages avec des instruments dont les noms portent un pays tout entier, clovissière et arseillère, c’est la pêche en plongée et sans bouteilles… Des petits métiers de souffle, de passion, d’expérience, de transmissions, d’innovations… Les petits métiers c’étaient des centaines de familles qui pouvaient en vivre sur un territoire donné. La comparaison en terme d’emplois et d’économie locale avec les grands chalutiers penchait largement en faveur des « petits ». On comprend bien tout l’intérêt pour un territoire d’avoir une multitude de « petits » qui le font vivre en regard de quelques gros paquebots. Cela diversifie, dynamise, multiplie, accroît, embellit…

Dans la culture, c’est kif. Nos territoires sont émaillés de petites compagnies, structures de production, de réalisation. C’est leur force, la multitude. C’est la nôtre, de force, collective, commune.

Voilà ce que je crains. Que l’on tombe, les unes après les autres, assez silencieusement, dans notre grande faiblesse de ne pas nous être rendu.e.s compte suffisamment tôt que nous étions nombreu.x.ses et fort.e.s de notre nombre. Et fier.e.s de nos choix.

« Festen », la juste fin… enfin ?

Je l’avais bien aimé ce film. Parce qu’il venge. Un peu comme le cinéma de Chabrol. Quand on est pas bien méchant.e, on aime bien que ce soit les autres qui s’en chargent, de la vengeance. Les autres ou le temps.
Car, si l’on avait résisté aux dix premières minutes de ce film de Thomas Vinterberg sans vomir ni sortir, on se trouvait embarqué.e.s dans une histoire de retrouvailles familiales détestables, où les incestes ne sortent pas du placard parce qu’il se trouve toujours quelqu’un pour refermer la porte.
Cette fois-là, la porte était enfoncée, défoncée… et l’on poussait toutes et tous avec le jeune homme en bout de table face à son prédateur.

Ce que je n’avais pas trouvé bien véridique, c’était la fin.
A la fin, si ma mémoire est bonne, l’homme coupable, le père, et sa femme complice se retrouvent exclu.e.s de la table du petit déjeuner. Or dans la vie, disais-je à l’époque, c’est la victime qui est exclue. Toujours. La victime qui dérange, qui fait tache, qui ne vient plus s’asseoir à table. C’est elle qui a brisé le consensus du silence, celui qui plombe, qui écrase. C’est donc à elle qu’on en veut. Ce « on » étant plus que jamais un con pluriel, veule, un « on » dissous dans la multitude des lâchetés qui se tiennent.

Pour ne pas avoir à regarder les victimes en face, mieux vaut leur renvoyer une structure lisse sur laquelle la balle de la parole rebondit sans écho. Une structure lisse pour s’affranchir des culpabilités, éviter les ressacs de la mémoire, empêcher la reconstruction de l’histoire avec la parole des enfants victimes au centre. On nie, on amoindrit, on renvoie quelquefois la balle à l’envoyeur en mettant en doute sa parole, pire, en plaidant « sa » responsabilité, on use de tous les biais pour refuser et préserver l’essentiel qui doit rester sauf : la famille. Ou plutôt l’idée de la famille, son image, cette illusion un peu creuse et sans aspérités. Joyeuse qui plus est, aux temps des retrouvailles. Champagne.

C’est pour cela que le plus souvent les victimes se taisent. Cela ne sert à rien de parler. Ou alors pour soi dans le cabinet d’un psy quelconque. Mais la reconnaissance de cette parole dans le cadre même de ce qui a permis l’exécution de ce qui deviendra des traumatismes ancrés, mieux vaut s’asseoir dessus et ne rien espérer. On vit mieux avec ses traumas qu’avec le déni de ses traumas. De cela, le plus souvent, on en meurt.

Et puis voilà que depuis quelques temps, la chape se lève, les oppresseurs d’antan et leurs soutiens démissionnent ou sont démissionné.e.s… Ils se lèvent de table, ils sortent, les victimes sont au centre des plateaux, parlent, écrivent, sont écoutées, et peut-être entendues… La « fête » serait donc finie ? C’est Festen, la fin de Festen qui aurait enfin raison et moi tort ? J’adorerais !

Animer : donner du souffle, de l’âme

Occitanie films a organisé, avec le concours du Lokal Production et de France 3 Occitanie, une petite tournée du film « Sète, des femmes au fil de Thau ». Chaque projection devait être suivie d’un petit papier d’impressions. Les voilà. Celui-ci est le sixième. Si vous voulez tous les lire c’est mieux dans l’ordre : il faut redescendre, alors, jusqu’à l’article « Faudrait filmer tout le temps » dans la rubrique « Petits travaux des petits jours ».

C’est bizarre, non, une projection en ligne ? Tout le monde dans son chez soi, devant son écran, et on fait tout pareil qu’en « vrai » ? En tout cas moi j’ai fait tout pareil, ce vendredi 18 décembre 2020 à 18h. Habillée, coiffée, maquillée. Une tasse de thé pour le débat, un verre de vin de pêcher (maison) pour le pot après. Y avait un pot après ? Oui ! Chez moi, en tout cas…

C’était bien. Vraiment bien. Assez intense, en fait, encore plus qu’en « présentiel ». Cela demande beaucoup plus de concentration. Peut-être que je vieillis aussi, j’ai beaucoup de mal avec les informations qui arrivent en masse de partout, par messages, tous ces visages sur ces petits écrans, l’envie de saluer tout le monde, de passer du temps avec chacun-e, d’écouter très attentivement tout en répondant aux textes en privé et aux textos sur le téléphone. Parce qu’on sait que quand on va appuyer sur FIN, les gens qu’on n’a pas vus depuis longtemps, on ne va pas pouvoir passer du temps avec eux/elles, comme on le fait après une projection. Alors on essaie de répondre, de manière concise, à chacun-e… C’est assez frustrant.

Mais sinon, donc, c’était bien ? Oui ! Parce que le débat était tenu, organisé. J’ai parlé de professionnalisme au début de cette rencontre par écrans interposés, je vais développer.
Après la projection d’un film, généralement il y a un débat. Et souvent les gens qui nous font venir n’ont pas envie d’animer un débat, parce que tout simplement c’est un travail qu’il faut savoir faire, qu’il faut avoir fait. Alors je les rassure, je les comprends, je leur explique que je peux le faire moi-même sans problèmes : je viens de l’éducation populaire, cela a été très (très) difficile pour moi de passer derrière un micro, de parler devant un public, d’animer des groupes. J’ai appris. Et j’ai finalisé ma formation avec Patrick Gregogna, alors directeur de la culture à Balaruc-les-Bains, quand nous organisions chaque mois les Ecrans du Languedoc consacrés à des films tournés par des réalisat.eur.rice.s de la région. Il m’a gentiment poussée dans le dos pour me faire passer devant. Depuis… ça roule. Je n’ai plus peur. Plus trop…

Mais quand le débat est « animé », comme pour cette projection en ligne, on a l’impression d’être assise à l’arrière d’une berline qui trace sa route sans à-coups, et le ruban défile sans voir le temps passer. J’aime quand le travail est bien fait. Et j’aime à le souligner, toujours. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité faire ce film sur ces femmes de l’île de Thau. Pour la plupart, leurs actions se situent dans un cadre professionnel. C’est leur investissement dans le travail qui est stupéfiant.
Anissa, l’une des protagonistes, insiste beaucoup là-dessus, sur ce professionnalisme ; elle aide les autres à revenir, dans leurs interrogations, leurs doutes, aux principes mêmes qui fondent leur travail respectif : pourquoi on fait les choses, pour qui, avec qui ? Il ne s’agit pas de se dégager des affects, mais de les tenir à la bonne distance pour pouvoir continuer à bosser efficacement.

Elles sont des professionnelles dans le sens où elles s’interrogent en permanence sur le sens de leur travail et sur les conditions de sa mise en œuvre. Elles savent analyser les échecs, ne pas se contenter des réussites, se remettre en cause, réajuster en permanence. D’où l’importance aussi, j’insiste, de travailler sur la durée.

Pour animer un débat, c’est pareil, c’est du boulot. La rencontre ressemble toujours à son animateur, à son animatrice, comme un film porte toujours quelque chose de son réalisateur, de sa réalisatrice. C’est un travail qui se peaufine au fil des débats animés. Animer, c’est donner de l’âme. C’est l’un des plus beaux mots qui soit, c’est l’un des métiers les plus difficiles aussi, on le voit bien dans ces quartiers. Il faut être un « taulier »*, une « taulière », comme ces femmes à l’Ile de Thau : il faut tenir les lieux, les gens ensemble, pour cela il faut être engagé.e de tout son être dans les choses que l’on fait, au moment où on les fait.

Et sinon, depuis cette projection, je chante « Zoom, j’ai rendez-vous sur Zoom ». Et ça me pègue au cerveau… Ce que c’est que l’insconscient, quand même !

*C’est Bernard Lubat qui m’a appris ça, il y a longtemps, « taulier » c’est le mot qu’il employait, je n’ai jamais oublié. Tenir un lieu, une MJC, un festival, une association, une rencontre, une improvisation collective, une animation sportive. Être un « taulier », faire passer les plats, les balles, les paroles et les chorus, savoir accueillir l’autre, les autres, et savoir se tenir avec elles, avec eux

Là c’était à l’époque du présentiel, au cinéma Le Taurus de Mèze, le 8 mars dernier…

Se faire (un peu) du bien au cinéma

Pourquoi j’aime tant les médiathèques ? Parce que ce sont des lieux que les usager.e.s s’approprient aisément, fortement même quelquefois. Il y a dans ces espaces publics une relation d’évidence, un public qui suit les propositions qui leur sont faites par les équipes, un peu tous azimuts, de la lecture publique au cinéma, en passant par la musique, le conte ou les jeux videos. 

Du coup, alors que je pensais qu’il n’y aurait pas grand monde dans ces séances, il y en a un peu. Bon, pas beaucoup, certes, une vingtaine ce vendredi 23 octobre 2020 à 19h à la médiathèque Montaigne de Frontignan. Mais tout de même… 
On ressent la fidélité des gens ici présents à « leur » médiathèque.  

J’avoue, cette semaine, je n’ai pas le cœur à présenter ce film, ni un autre, ni rien d’autre. Un petit côté « à quoi bon ? ».  Je devrais me méfier de mon addiction à l’actualité. Vendredi dernier, à Marseillan, j’étais dans une bulle. Je n’ai pas voulu la transpercer. Pendant que je sirotais mon Pac à l’eau au bistrot, j’ai entrevu sur le fil France info deux mots, « attentat » « professeur », et je me suis dit : « non, je suis trop bien, là, je ne lis pas, je verrais ça demain ». Mais je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai tout lu en rentrant, dans mon lit. J’aurais dû attendre le lendemain.

Depuis, je ne pense qu’à ça, aux temps qui viennent, plombés. Aux imprécations, accusations, raidissements de la pensée suite à l’assassinat de ce professeur, devenu « le » professeur, celui qui nous en rappelle tant d’autres, au charbon de cette relation privilégiée, et ardue, avec des jeunes en formation. 
Je me dis qu’il ne va plus y avoir l’espace de la mesure, de la compréhension des enjeux, de la parole même. Je me dis qu’on est mal. Mal parti.e.s, mal barré.e.s.

Je m’en vais faire deux petits tours à l’Ile de Thau dans la semaine, à la médiathèque. 
Je les regarde en action, je n’y reste pas longtemps, mais j’y vois encore ce que j’aurais pu filmer, ce que je n’ai pas filmé, ce qui est tout de même passé dans le film : la nuance, l’intelligence de l’autre, ici c’est tout le temps, dans la gestion de ce que l’on pourrait appeler des « problèmes ». Mais qui n’est que du quotidien, comme pour ce professeur, comme pour tous ces autres en lien permanent avec des « publics ». Concrètement en lien avec d’autres individus, adultes, enfants, que l’on considère dans leur globalité, dans leur intégrité, et pas comme des symboles, des abstractions numériques, des représentant.e.s de leur ethnie, de leur religion. On fait avec, quoi.

Il ne s’agit pas d’opposer la pensée à l’action, jamais. Mais la pensée doit toujours se nourrir, au plus proche, du terrain, des terrains, pour ne pas planer dans des hauteurs abstraites, des valeurs surplombantes, écrasantes même quelquefois quand on n’a pas su les faire comprendre, les faire aimer. Et faire aimer, cela n’est possible que dans une relation de confiance.

Je m’en vais donc dans ces lieux qui nous permettent de nous échapper un peu, tout en continuant d’y ancrer la pensée : Je vais au cinéma. Aimablement invitée par Mostafa Senihji au cinéma Le Taurus à voir le « Josep » d’Aurel, happée par le film, j’en ressors différente. Pendant cette heure vingt et les minutes qui ont suivi, j’ai cessé d’être en boucle sur l’histoire du temps présent. Je me suis replacée dans une histoire plus longue, je me suis dit que l’histoire ce sont aussi des cycles, qu’il faut peut-être en passer par des affrontements, des déchirements, des bouleversements pour refaire sens, pour retrouver ensemble la force de ce qui nous lie. Je ne sais pas, je ne sais rien. Juste que le cinéma, cela fait du bien.

C’est ce que m’ont dit les quelques spectatrices devant moi, au premier rang de l’auditorium de la médiathèque de Frontignan ce vendredi soir. Les visages étaient, sous le masque, heureux. Je ne me souviens plus des mots employés, et tant mieux, cela pourrait paraître prétentieux. Mais, globalement, disons que ce film fait du bien.

Et au cinéma Le Taurus à Mèze, il reste trace du film projeté là-bas le 8 mars dernier… Une attention touchante, qui dit le lien créé. Voilà qui fait plaisir, très.

Comme dans une bulle

S’il n’y avait pas eu ce vent frisquet, cet « aquilon joufflu », cela aurait été juste parfait. Laurence Burnichon me chante la chanson. La directrice de la médiathèque La fabrique de Marseillan convoque Marcel Amont et Georges Brassens sous ce soleil d’octobre traversé de mistral, ce vendredi 16 octobre 2020.

Quel plaisir de revenir à Marseillan.

Sete est vraiment une île, on a tendance à ne pas passer les ponts pour aller dans les « petits villages » alentour. Oui je sais, c’est vexant quand on parle de communes qui dépassent les 5000 habitant.e.s. Mais c’est comme ça qu’on disait à Sète : « les petits villages ».

J’y ai retrouvé ce bonheur du « petit », j’avais pris mon temps et mon après-midi. J’ai bien fait. Je suis rentrée dans l’église à côté qui ressemble à un temple affublé d’une tour romane, vraiment très belle, accueillante. J’aime les portes ouvertes et cela arrive encore dans certains stades et quelques églises. Je suis allée aussi au bar d’à coté ; trois fois a fait remarquer l’hôte, Mehdi, à la dernière visite après la projection.

A coté de quoi ? A coté d’une très jolie médiathèque, elle aussi petite, simple et accueillante. Je vous le fais office de tourisme, je mets des photos (merci Laurence).    

Elle s’appelle La Fabrique, joli nom, du temps où le bâtiment appartenait encore à l’Eglise catholique.

En bas le marché, en haut la médiathèque. C’est-à-dire qu’on va chercher les livres ou les dvd comme le poisson ou le fromage, avec la même convivialité, le même allant, la même familiarité : on se connaît, ça aide. Et sinon on apprend à se connaître. Oui, le charme du « petit », quand tout est à côté, à proximité.

Du coup, j’ai eu droit à une projection d’une grande bienveillance. En ces temps clivés de débats outrés, (pour ou contre le voile, pour ou contre le masque…), se retrouver devant quinze personnes qui ont du plaisir à découvrir un film, un quartier, du plaisir à être ensemble, à se rencontrer, et qui le disent avec un sourire que l’on entrevoit sous le masque, oui c’était vraiment bien.

On a parlé de quoi ? Ben de tout un peu, mais c’est surtout cette ambiance que je retiens. 

Puis il y avait Evelyne De San Nicolas, 20 ans de médiathèque à Marseillan, et habitante depuis l’âge de six ans et demi précise-t-elle, qui connaît son monde par cœur et qui dit les effets bénéfiques d’un peu de permanence dans un monde en mutations constantes. A l’île de Thau ou à Marseillan, c’est pareil, l’efficacité d’une action se mesure dans le temps. Il faut laisser le temps aux gens, le temps de se mettre à l’épreuve du temps, de se tromper, de recommencer, de créer des liens, de s’implanter. 

Le temps de se connaître. C’est là-dessus que s’appuie l’équipe de la médiathèque Malraux de l’île de Thau. Sa directrice, Aurélie Mateo, était venue. À la fin une spectatrice vient nous remercier toutes les deux. Aurélie, comme d’habitude, s’efface devant « la » réalisatrice. « Non, non, c’est elle » en me désignant du doigt. La dame lui répond : « Non, félicitations à vous deux, pour votre travail respectif. Parce que vous le faites bien toutes les deux, mais ce n’est pas le même ! »

Je ne saurais mieux dire…

P.S. : Je parlais de lassitude la semaine dernière. « Est-ce que les femmes sont magiques ? » Y a des fois, oui. Il faudrait filmer tout le temps. Heureusement Anissa s’en charge. Comme elle se charge de tout. Elle m’envoie une vidéo cette semaine. Anissa adore les panoramiques parce qu’elle voudrait rendre compte de toute la réalité dans son ensemble. On est dans la cour de la Seinchole en bas des immeubles, on démarre par un groupe d’enfants qui jouent à la balle, on passe à un autre de plus petits qui font un parcours sur tapis, puis on arrive sur d’autres petitous assis sur une bordure, captivés par ce qui se passe devant eux, on entend de la musique, et on finit le plan sur deux violonistes qui travaillent depuis quelques années avec la médiathèque, qui jouent là, en extérieur, sous une tente, devant les enfants.
Moment suspendu. Oui, magique.
Il manque un contrechamps dans la vidéo, in-filmable. Anissa me le raconte par téléphone : pendant ce temps, des policiers de la BAC coursaient deux dealers sous les coursives des immeubles.

Drôle d’ambiance, drôle d’époque

Bon, il va râler Karim Ghiyati, j’ai oublié de faire la photo. Pourtant, ça valait le coup. 44 personnes masquées en face de soi, j’ai plaint les enseignant.e.s. Aucun sourire sur lequel s’appuyer pendant qu’on parle. Au démarrage, du coup, ma voix tremble un peu. Pas à l’aise du tout. Faut dire que je ne connais personne et je ne m’y attendais pas. Je joue à domicile, à la médiathèque Mitterrand de Sète, ce samedi 10 octobre 2020 à 15h. 

J’y vais en promenant le long des quais, je m’arrête boire un petit café avant sur l’esplanade, au Colisée. Il fait ce beau temps d’automne superbe qui donne envie de flâner. Je viens vraiment en touriste, petites tennis et pantalon. D’habitude je mets la petite jupe qui va bien, je fais le maquillage qui va bien, je me prépare comme à entrer en scène, je réfléchis à ce que je vais dire, je reste seule un petit moment, avant de sourire à tou.te.s venant, de lancer des « bonjours » sonores et enjoués, de demander des nouvelles des enfants, et de répondre que je vais bien, toujours, merci. Parce que je suis polie. 

Je me dis juste au fond de moi qu’il ne faut jamais arriver en touriste, une projection c’est une projection, c’est du travail, cela se respecte. Il faut toujours, toujours se préparer. Comme avant d’aller tourner, comme avant de mener un entretien, comme avant de repeindre un appartement, comme avant d’aller creuser une tranchée…

Mais je pensais vraiment qu’à part la troupe musicale de la médiathèque de l’Ile de Thau qui doit chanter après la projection, et au vu de la petite jauge de la média, il n’y aurait personne d’autre. Vu le temps. Vu le Covid. Vu qu’à Sète, désormais, il y a plein d’autres choses à faire. Par exemple, ce week-end, visiter des ateliers d’artistes ou aller se remuer les méninges à causer de tourisme social et responsable.

Et puis, on va être honnête, cette tournée reportée pour cause de confinement au printemps, mais qui se déroule en pleine montée en puissance des contaminations de l’automne, ne me dit rien qui vaille. Je le fais parce qu’il faut le faire, mais à reculons, en mesurant l’absurdité des temps présents qui veut que la vie continue comme si, parce qu’il le faut bien… Et je n’invite personne à venir. Je me sentirais responsable. 
Là encore, je n’ai rien préparé, je n’ai pas fait mon boulot habituel d’envoyer trente rappels par mèls, d’alerter la presse, etc. 
Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais tout annulé. 
Je dois avoir tort, puisque la salle est pleine.

Je dis les choses habituelles : l’éducation populaire, que la fin est dans les moyens, que l’on apprend en apprenant, que c’est la manière de faire les choses qui importe plus que les choses que l’on fait, etc, etc. 

Mais il nous faut parler de l’actualité de ce quartier. En à peine six mois, beaucoup de choses ont basculé. Je n’y filmerai pas actuellement comme j’y ai filmé il y a encore deux ans. Le trafic de dope s’y est apparemment déconfiné, le quartier est entre l’ébullition et le traumatisme. Mes gentilles petites histoires d’éducation populaire, si elles sont valables sur le temps long et pour l’éternité, ne tiennent pas la route face à la situation actuelle.

Mais ce sont toujours, et encore, des femmes qui tentent de s’opposer à tout cela. Avec leurs petits bras. Alors il nous faut les soutenir, encore et toujours. 
Sûr que je l’ai facile à dire cela, j’ai déménagé l’an passé… 
Mais je sens leur lassitude qui gagne et, mon dieu, comme je les comprends.
Promis juré, pour la projection à Marseillan la semaine prochaine, je m’habille. 
Mais bon, là, sûr, on va être trois.   

Et l’Or devint Ourr…

J’ai toujours assisté aux projections de mes films. Même si je n’aimais pas le film. Pour ressentir les réactions du public. Mais bon, ils sont pas diffusés hyper souvent, puis c’est pas toujours le même, et quelquefois ça me donne des années plus tard l’occasion de le re-découvrir. C’est pas un calvaire, quoi.
Cette fois, je m’étais dit : « Six fois le même en moins de deux mois, je vais quand même pas le voir à chaque fois. »

Deuxième séance à Mèze, pour la journée internationale des droits des femmes, ce dimanche 8 mars 2020 à 17h au cinéma Le Taurus. Dilemme, à la même heure, c’est la seconde mi-temps de notre chouette équipe de France de rugby face à l’Ecosse pour l’avant-dernier match du Tournoi des VI Nations 2020.
J’ai tenté le coup de l’annulation pour cause de coronavirus, eu égard à mon grand sens de la responsabilité morale, mais Karim Ghiyati, directeur d’Occitanie films et organisateur de cette tournée internationale autour du Bassin de Thau et au-delà, a fait la sourde oreille.

Juste, il a proposé de m’emmener en avance pour assister à une triste première mi-temps dans un bar de Mèze. Du coup, on est arrivés pile à l’heure (ce n’est pas mon habitude) au cinéma. Après avoir dit un mot avant la projection à la quarantaine de personnes qui ont bravé ce risque grandissant de coronavirus naissant, je sors de la salle et j’installe mon téléphone portable sur la banque d’accueil du cinéma. On se pose derrière comme à un comptoir de bar, avec Mostafa Senihji du cinéma Le Taurus et Karim Ghiyati. 

En 20 minutes, c’est plié, premier match perdu du Tournoi qui a vu sortir Romain Ntamack pour commotion et Mohamed Haouas pour carton rouge. 

Le film, c’est 52 minutes. Ils nous en reste 30 pour faire connaissance avec Mostafa. Qui propose, je ne sais plus pourquoi, de nous écrire nos noms en arabe sur l’enveloppe qui a contenu le DCP du film. Je croyais qu’il allait dessiner ces signes presque magiques et tiens rentre chez toi, encadre-la si tu veux, essaie de le refaire à ton tour et tu vas voir, c’est galère ! Je le sais, Anissa m’a déjà fait le coup, j’ai essayé de réécrire Morsly après son départ en suivant son modèle… un échec digne du XV de France d’il y a quelques années…

Non, il m’explique, lettre à lettre. Mais c’est pas des lettres, on comprend rien au truc si on essaie de reproduire texto consonne et voyelle. Ce sont des sons, c’est du graphisme, mais aussi une gestuelle, presque une danse de la langue : avec la main, avec la voix, il fait traîner le rraah, il escampe le E (ça existe pas), il transforme le O en Ourr… comme d’autres le plomb en or.

Pendant qu’il fait cela, et tout en essayant de suivre et de comprendre – comme tout le monde, j’ai deux hémisphères au cerveau -, je pense que ce film m’a ramené un petit bout de maghrébinité. Et je ne m’y attendais pas du tout. Moi j’allais filmer des femmes à l’île de Thau comme je suis allée filmer des pêcheurs sur l’étang. Innocente !

Bon… un semblant de maghrébinité, un truc presqu’imperceptible. Mais c’est que je n’ai pas une once de culture maghrébine, j’ai des origines mélangées, mais y a rien (presque rien) qui est passé côté paternel. C’est une abstraction, une extranéité, mais… attention, attention – j’y tiens beaucoup – en aucun cas un déni !

Pendant ce temps Karim filme, et fait tout pour faire rentrer l’affiche d’Agnès Varda, collée au mur derrière Mostafa, dans son plan. S’il croit que je l’ai pas vu…

Sinon, le débat ? Bien. Aurélie Mateo, la directrice de la Médiathèque de l’île de Thau, et moi assurons le mano a mano dirigé par Karim. On tente d’expliquer l’inexplicable, entre autres choses : comment des populations entières (pas forcément que dans des quartiers « politique de la ville », en milieu rural, c’est kif-kif) pensent que l’accès aux droits, à la culture, aux centre-villes, aux études supérieures, etc., « c’est pas pour eux ». C’est passionnant et cela demanderait beaucoup plus de temps.

Souvent on veut renvoyer à des questions de « races » ce qui relève de la classe sociale. En public, je n’ose pas trop utiliser certains mots. Ceux de « races » et de classes en font partie. Les pincettes sont de mise sur certains vocables qui demanderaient à être définis communément avant de se lancer dans des débats.

On essaie aussi, 8 mars oblige, de me faire dire que les femmes c’est plus et mieux que les hommes. Mais, pas folle la guêpe, je vois bien que j’ai des hommes assis en face de moi sur des fauteuils rouges. Non bleus. Je ne sais plus. Bref, je noie le poisson. S’il faut essayer d’éviter les malentendus dans les films, les débats, c’est aussi une succession de pièges à déminer. Je me méfie comme de la peste du manichéen.

Juste, une femme en remontant l’allée vers la sortie tient à me faire « le cadeau », dit-elle, d’un proverbe africain : « Si vous éduquez un homme, vous éduquez un individu, si vous éduquez une femme, vous éduquez une nation. »

Faudrait filmer tout le temps

En cette matinée du 6 mars 2020, les femmes des quartiers dits « politique de la ville » de Lunel, Béziers, Montpellier et Sète apprennent le self-défense sur le parvis de PierresVives. Moi je dis : y aurait un film à faire. En fait, faudrait filmer tout le temps. Hérault sport organise chaque année une journée des femmes aux alentours du 8 mars, les bus convergent des quartiers vers le paquebot de la médiathèque départementale à Montpellier. L’après-midi un film est projeté dans l’immense auditorium. Cette année, « Sète, des femmes au fil de Thau » attaque sa tournée ici.

Après la projection, une dame d’un autre quartier que celui que j’ai filmé me fait la remarque qu’on ne voit que très peu les « mamans ». Au bout de trois ans de tournage à l’île de Thau, j’ai appris à décrypter : quand on dit « maman », on veut dire femme voilée. J’essaie d’expliquer que vu le nombre de femmes voilées qui ne voulaient pas être filmées, j’ai marché sur des œufs pendant tout le tournage.  Voire même, ça me l’a plombé, le tournage. Je le dis pas. Ce que je dis, en souriant, c’est que je m’y perdais moi, à qui veut bien, qui ne veut pas, qui veut bien un jour mais pas le lendemain… Par exemple, si j’avais filmé le self-défense ce matin, comment j’aurais fait ? J’aurais demandé avant qui veut bien, je les aurais mises ensemble, je n’aurais filmé qu’elles ? En fait faudrait des codes couleur… la bonne blague, ça m’aurait facilité la vie, surtout pour les plans d’ensemble. Blanc pour celles qui veulent bien de dos, noir pour celles qui veulent pas du tout, colorés pour celles qui veulent bien… Bon je ne fais pas non plus ma blague, je sais que j’ai un humour contestable.

Des femmes de l’Ile de Thau relaient mon propos et expliquent qu’elles sont peu nombreuses celles qui veulent bien. Pour plein de raisons. Ouf, main qui essuie le front. La hchouma, quand même ! Ce serait le comble que les femmes voilées croient que j’ostracise les femmes voilées. Un film c’est aussi une succession de malentendus à tenter d’éliminer. Mais il en reste toujours un peu… 

Après cette première suée, c’est un déferlement d’empathie. Se suivent en ringuette des prises de paroles pour remercier Aurelie Mateo et Anissa Bouayad-Agha, piliers du film et du quartier. Aurélie, c’est la directrice de la médiathèque du quartier depuis douze ans, Anissa, l’éducatrice socio-sportive d’Hérault Sport sur le quartier depuis plus de vingt ans. Mais elles sont tellement plus que cela. Je comprends que ce qui fait plaisir aux femmes du quartier, comme celles d’aujourd’hui, c’est que ce qu’elles ont envie de dire aux dames de la Media, à Anissa, c’est dans le film, une reconnaissance et une gratitude envers le travail colossal accompli… Le film est comme un porte-voix pour elles.
Je n’y avais pas pensé.

Puis une dame de l’île de Thau prend la parole tout en haut de la salle de PierresVives, sous les néons je n’arrive pas à distinguer son visage. En trois minutes, elle dit l’essentiel de ce que j’ai voulu filmer. Elle encense elle aussi le travail d’Hérault sport et de la Media, elle dit pourquoi ce collectif fonctionne si bien.

J’enrage. Mais qui c’est ? Je la connais pas, elle, non ? 
Je me retourne, désemparée, vers Aurélie et Anissa à mes côtés.
Pourquoi je l’ai pas rencontrée avant ? Elle était où pendant le tournage ? Pourquoi je l’ai pas repérée ? En trois ans, quand même !
C’était elle la « maman voilée » en or pour le film ! Celle qui non seulement veut bien apparaître dans l’image, mais pour autre chose que vendre des  gâteaux, jouer de la musique ou apprendre le français, une qui parlerait, là, assise devant la caméra. 
J’enrage.

Faudrait filmer tout le temps.

Elle viendra me voir à la fin de la séance. Elle s’appelle Kawthar. Elle a du mal à trouver du travail en France parce qu’elle porte le voile. En Italie elle était médiatrice culturelle. Avant, elle travaillait au ministère des affaires culturelles au Maroc. Elle porte le voile depuis l’âge de 17 ans et il est hors de question qu’elle l’enlève. « Ce voile, c’est moi, sans je ne suis plus moi. » Je pense : « comme si on me rasait la tête, quoi… »

J’enrage.
On se prive de gens qui seraient essentiels dans la construction et le maintien des liens.

À la fin, elle me dira aussi, et c’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire : « Vous m’avez rendue fière de mon quartier. J’étais déjà fière de ce quartier, j’y suis bien. Mais là je suis encore plus fière, et je suis très émue. » 

C’est quand même un chouette boulot que de faire plaisir aux gens. Et de les faire pleurer. Parce que oui, encore une fois, au générique, on est quelques-unes en pleurs. Dont moi. Je crois que c’est la musique qui me fait ça… Et le temps passé sur le quartier. Et le temps qui a déjà passé depuis que le film est terminé. 

On/Off

On parlait il y a peu du monde d’après. Je me rends compte maintenant que c’est le monde d’avant qui paraît bien abstrait, éloigné. Penser à février dernier c’est aller très loin dans le souvenir. Des choses à dire, j’en aurais tellement. Et dans le même temps, dans cette angoisse réelle, palpable, de ce présent, de cet aujourd’hui de pluies et de fracas, dans cet isolement aussi dont je ne sais plus s’il est souhaité ou subi, j’ai vraiment envie d’appuyer sur « off ». D’endosser le manteau de l’humilité pour tenter de s’y réchauffer avec un peu plus de sérénité. Les fléaux s’appellent toujours et s’appelleront toujours la misère. Sous toutes ses formes. Alors je vais chercher Jaurès, puis Camus et m’en tenir là. Pour le moment.

« Le discours à la jeunesse » de Jaurès, énoncé au lycée d’Albi, son lycée, en 1903, tentait de repousser les guerres à venir en rappelant que le courage ce n’est pas de faire la guerre mais de tout faire pour l’éviter. On connaît cette phrase « aller à l’idéal, comprendre le réel » qui m’a beaucoup servie dans la pratique documentaire, je la remets dans son contexte ici (et pour l’intégralité du discours, on peut le lire ici).

« L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. La courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit : c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir, autant qu’on le peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendue. Le courage, c’est d’être tout ensemble et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.«  

Et puis Camus dans La Peste : « Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres. Ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Il se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. »

Novembre 2020

« Pas grand chose »… toi même

J’habite quelquefois dans un endroit où « il ne se passe pas grand chose ». Mais c’est reposant, aussi. Il en faut. S’il m’arrive de décrire l’endroit où je vis ainsi, je n’aime pas à l’entendre dire. Encore moins le lire.
Dans ces cas-là, je bondis. Du canapé, déjà.

En train de lire une critique sympathique dans Le Monde d’un film qui donne très envie, « Adolescentes » de Sébastien Lifshitz, je tombe, mal, sur cette phrase : « Sébastien Lifschitz cherchait un endroit sans histoire ni identité particulière, une ville moyenne où rien ou presque ne se passe, une province* neutre et dormante qui ne prenne pas le pas sur ses personnages. »
Il ne dit pas cela, Sébastien Lifshitz, je crois qu’en bon documentariste il ne se le permettrait pas. Enfin… j’espère… Quand on filme, on ne se place ni au-dessus, ni en dessous, c’est pas joli, mais en face, ou à côté.
Il ne parle pas de Brive-la-Gaillarde comme d’un lieu du rien, mais comme d’un lieu non exposé aux vitrines. Nuance. C’est en tout cas ainsi qu’il le dit dans un entretien accordé au même journal : Il voulait « un lieu neutre, moins regardé, pour plus facilement accéder aux personnages ».

Je ne sais pas si le journaliste connaît suffisamment bien Brive-la-Gaillarde pour savoir qu’elle n’a pas d’histoire, aucune identité et que rien ne s’y passe. Moi, je sais qu’elle a une histoire rugbystique, déjà… Je le sais depuis toute petite, infusant mon Roger Couderc tous les dimanches soirs avec la verveine qui va bien. Je connais aussi Peyrehorade et Saint-Vincent de Tyrosse. Et je sais que Brive se situe entre Dordogne et Lot, enjambe la Corrèze, c’est juste magnifique comme pays, et qu’elle fut la première ville de France à se libérer par elle-même en 1944. Dans le genre « sans histoire ni identité particulière »

Le dimanche matin, je m’en vais acheter le journal local que j’étale sur la table au soleil avec ma tasse de thé pour lire tous ces petits riens qui se passent au pays. Et pendant le petit reposé de l’après-midi, je lis, grâce à ma médiathèque préférée, et ce depuis le confinement, la version numérique du Journal du Dimanche sur mon téléphone portable sans fil pour savoir à quelle sauce le Covid va nous avaler pendant la semaine qui arrive.
A chacun ses vices.
C’est donc ainsi, un tranquille dimanche de juillet, que j’ai bondi du canapé :
« Ce fils de professeur, élève dans un trou perdu au pied des Pyrénées… »
Il s’avère que je vis dans le même trou où l’écrivain célèbre, portraitisé par le JDD, a passé son enfance.
Un trou dans lequel il reste tout de même un collège, une maison de santé, deux écoles primaires, une privée, une publique, la plus grande quincaillerie-droguerie que j’ai jamais vue, trois bars, trois coiffeuses, une pharmacie, une esthéticienne, une fleuriste, une Poste, une boulangerie, une pâtisserie, une MJC, trois restos, des pizzerias en veux-tu, en voilà, un lac, un golf, une équipe de rugby championne de France dans sa catégorie, et le plus beau marché du lundi du canton. Et j’en passe…

Et je le prends mal, mais mal. Ces gens qui écrivent sur leurs ordinateurs loin de nous n’imaginent même pas qu’on y vit dans ces endroits. Et encore moins qu’on les lit. Imaginez ! Lire Le Monde ou Le JDD dans des trous perdus. Inconcevable !

Alors du coup, ben, on se vexe, c’est normal. Oui, on lit des livres, on voit des films, on dévore la presse dans les trous perdus. Faut dire… on a le temps…
On n’a peut-être plus grand chose, dans ces pays où le marasme économique et les distances kilométriques ont asséché les liens sociaux, mais il nous reste un peu d’orgueil.
Dans l’autre endroit où j’habite encore un peu, il se passe beaucoup, beaucoup des choses… et quelquefois… c’est fatigant. A l’échelle de ces pays, sûr qu’il faudrait trouver des équilibres, économiques, culturels et sociaux… « Revitaliser », oui, bien sûr, avec plaisir. Mais pas d’en haut. Parce que sachez que quand vous nous regardez d’en haut, peut-être que vous nous trouvez petits, tout petits, mais quand on vous regarde d’ici, d’en bas, on ne vous trouve pas bien grands.
Comme conclut l’amic Lo Dórques dans ses mèls : gardem nos fièrs !

  • Ah oui… et je rappelle que le terme hideux de province nous vient du latin pro vincere, territoires ayant été au préalable vaincus.